Alors que la presse française se focalise sur le choix des bons « éléments de langage » pour annoncer la chute de Bakhmout et s’interroge sur l’étendue des gains à venir lorsque Kiev lancera sa contre-offensive, il semblerait qu’à Washington, on soit déjà passé à l’étape suivante.

Emmanuel Macron s’en est fait l’écho, depuis le Japon, lors d’une conférence de presse à l’issue de la réunion du G7, le 21 mai dernier. Évoquant la fin du conflit en Ukraine, le Président français a déclaré que l’objectif devait être « la paix » et non la « transformation de la situation en conflit gelé »« Parce que l’expérience nous a appris qu’un conflit gelé, ce sera une guerre pour demain. La paix, ça doit être la construction d’une paix durable, négociée, qui règle le problème dans ses fondamentaux et qui respecte la Charte des Nations unies », a-t-il ajouté.

Deux jours avant, à Lisbonne, le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kuleba, avait lui aussi évoqué cette question. « Aucune initiative, aucune médiation ne devrait être basée sur la prémisse que nous devrions geler le conflit, puis voir ensuite ce qu’il se passe », a-t-il déclaré. Le ministre ajoutant qu’aucun plan ou initiative de paix ne devait « impliquer une perte légale ou réelle de territoire ukrainien ».

Un arrêt des combats sans vainqueur officiel ?

Et pourtant, le 18 mai dernier, Politico rapportait les propos de responsables américains d’après lesquels l’administration Biden envisage actuellement la possibilité que la guerre russo-ukrainienne « se transforme en un conflit gelé qui durera de nombreuses années – peut-être des décennies », sur le modèle de la guerre de Corée.

Un scénario qui s’expliquerait par le sentiment croissant de la Maison-Blanche « qu’une contre-offensive ukrainienne à venir ne portera pas un coup mortel à la Russie » et qu’aucune des deux parties n’acceptera de reconnaître sa défaite. Les discussions en cours incluraient « où fixer les lignes potentielles que l’Ukraine et la Russie accepteraient de ne pas franchir, mais qui n’auraient pas à être des frontières officielles ».

D’après les sources de Politico, un conflit gelé avec un arrêt des combats sans qu’aucune partie ne soit considérée comme vainqueur et sans que la guerre ne soit officiellement arrêtée pourrait être « un résultat à long terme politiquement acceptable pour les États-Unis ».

Du point de vue de Washington, on le comprend aisément. Pour Joe Biden, négocier la « paix » impliquerait de discuter d’éventuelles concessions territoriales, ce que Kiev refuse, et de se positionner sur la question périlleuse du statut de l’Ukraine (neutralisation exigée par Moscou ou entrée dans l’OTAN réclamée par les Ukrainiens).

Geler le conflit serait donc tout bénéfice pour le président américain. Les inévitables concessions territoriales s’imposeraient de facto et la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait renvoyée aux calendes grecques. Une belle façon, pour le candidat démocrate, de se débarrasser d’un problème insoluble avant les élections de 2024.

Second mandat en ligne de mire

Et comme le notent avec un parfait cynisme les responsables interrogés, « cela signifierait que le nombre d’affrontements militaires diminuerait, que les coûts du soutien à Kiev diminueraient également et que l’attention du public sur la guerre diminuerait ». Traduction : dans la période électorale qui vient, on éviterait le problème de plus en plus ingérable du financement faramineux de cette guerre, le conflit avec les républicains au Congrès et, surtout, une impopularité croissante liée à la fatigue d’une opinion publique pressée d’en finir et de se recentrer sur des enjeux nationaux.

Plusieurs sondages récents le confirment. Une majorité d’Américains (55 %) considèrent que les États-Unis devraient accorder moins d’attention aux problèmes à l’étranger. Et l’acceptation d’un coût à payer pour aider l’Ukraine ne cesse de baisser, y compris chez les démocrates. Ils étaient ainsi 65 % à accepter une hausse des prix de l’énergie, le mois dernier, contre 80 %, en octobre 2022. Les républicains ne sont que 34 % à l’accepter. « Les Américains montrent des signes d’impatience face à la guerre en Ukraine »résumaient les sondeurs.

Le sommet du cynisme est cependant atteint avec cette dernière considération, toujours relayée par Politico : « Plus le combat s’éternise, plus la Russie et l’Ukraine seront susceptibles de ressentir des pressions internationales et nationales pour négocier un cessez-le-feu, un armistice ou un autre mécanisme légal pour arrêter, voire mettre officiellement fin à la guerre. »

La voilà, la solution ! À force de se taper dessus, ils finiront bien par se fatiguer et se résigner à négocier. Mais, au moins, on ne pourra pas dire que c’est Washington qui a fait pression sur Kiev pour en arriver là. L’honneur sera sauf et Joe Biden n’aura pas trahi sa parole de soutenir l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ».

D’ici là, il ne manque plus au candidat démocrate octogénaire qu’une dernière contre-offensive victorieuse avec quelques jolis gains territoriaux, histoire de terminer 2023 en beauté et d’ouvrir ainsi la voie à un second mandat.

Frédéric LASSEZ

Source : Boulevard Voltaire