
Décidément, ce mois d’avril 2023 fait la joie de la gauche américaine. Après l’inculpation de Donald Trump, son tableau de chasse ne cesse en effet de s’agrandir avec, désormais, l’annonce du départ de Tucker Carlson, l’animateur vedette de Fox News, qui fait suite aux 787,5 millions de dollars que la chaîne a dû payer, récemment, pour éviter un procès en diffamation.
La société Dominion Voting Systems, qui commercialise l’un des principaux logiciels utilisés par les machines à voter aux États-Unis, reprochait à la chaîne d’avoir nui à sa réputation en colportant de fausses accusations d’après lesquelles ses machines avaient été volontairement truquées lors de la présidentielle de 2020 pour favoriser l’élection de Joe Biden.
Dominion était parvenue à obtenir des courriels et des SMS internes démontrant que le propriétaire de Fox News, Rupert Murdoch, et plusieurs cadres et journalistes de la chaîne craignaient de perdre de l’audience s’ils remettaient en question la thèse trumpiste de l’« élection volée » à l’antenne. Des divulgations accablantes, particulièrement pour Tucker Carslon, épinglé pour son double discours sur le sujet.
Son départ n’en constitue pas moins une immense surprise. Considéré comme l’une des voix les plus influentes de la droite américaine conservatrice, son émission « Tucker Carlson Tonight », diffusée depuis 2016, réunissait, tous les soirs de la semaine à 20 heures, un peu plus de trois millions de téléspectateurs.
Pour les progressistes éveillés qui peuplent les rédactions de la presse mainstream de part et d’autre de l’Atlantique, Fox News représente le temple de la désinformation et du complotisme de la droite MAGA (« Make America Great Again », slogan de Trump) et Tucker Carlson n’est rien d’autre que le porte-voix cathodique de l’ancien président.
« Regarder le talk-show de Tucker Carlson sur la chaîne américaine Fox News revient, chaque soir, à plonger dans l’univers parallèle du trumpisme », écrivait Le Monde, en 2020, à l’occasion d’un portrait consacré au journaliste.
Le 19 avril dernier, le New York Times, commentant l’affaire Dominion, reprenait un argument similaire, reprochant à la chaîne et à son présentateur vedette d’avoir pour objectif principal de maintenir leurs téléspectateurs dans une « bulle de réalité » fantasmagorique. Pensez donc, Tucker Carlson n’avait-il pas adopté, au fil du temps, « des vues de plus en plus catastrophistes » sur l’immigration et l’évolution démographique du pays ? N’exploitait-il pas les craintes des téléspectateurs face à une culture américaine prétendument piétinée ? Sans parler de son alarmisme concernant l’augmentation de la criminalité dans les grandes villes.
Tucker Carlson dérangeait. En 2022, le New York Times, dans une longue enquête qu’il lui consacrait, exprimait son inquiétude : « L’influence de M. Carlson s’étend bien au-delà de la chaîne pour laquelle il travaille ou du public qui écoute son émission. M. Trump est démis de ses fonctions et banni ou suspendu des principales plates-formes de médias sociaux. Mais M. Carlson reste à la fois le grand prêtre et le champion des partisans les plus ardents de M. Trump. »
Quel aveu ! On était parvenu à faire taire Trump mais il y avait encore Tucker. Insupportable, pour les maîtres censeurs qui traquent la moindre pensée dissidente.
Il fallait cependant aller plus loin. « Lorsque vous entrez dans le monde de M. Carlson chaque soir, vous faites partie d’un public de Fox News qui est à 92 % blanc et extrêmement âgé », expliquait le New York Times dans son enquête. Voilà ce qui était la vraie source du problème !
Le 19 mars dernier, le Washington Post posait la question suivante : pourquoi les nationalistes chrétiens blancs sont-ils dans une telle panique ? Eh bien, tout simplement parce qu’ils sont en train de disparaître. L’auteur de l’article expliquait doctement que la composition ethno-culturelle du pays évoluait et que ce groupe, au cœur du mouvement MAGA, était celui qui avait le plus décliné. Or, ce déclin allait s’accélérer car il constituait une catégorie plus âgée que le reste de la population.
Plutôt que de « s’accrocher au pouvoir politique et exiger l’adhésion à un ensemble de normes culturelles dépassées », ce groupe déclinant était alors invité à s’adapter à une nouvelle Amérique pleine de promesses. Heureusement que le « Grand Remplacement » est une théorie complotiste !
Le plus intéressant, dans cette analyse, portait cependant sur l’ascension de Trump. Celle-ci était interprétée comme liée à ce déclin des « chrétiens blancs ». Trump était arrivé et leur avait dit qu’ils étaient des victimes. Or, ce groupe était particulièrement sensible à un message renforçant leur sentiment de perte car ils vivaient dans « la nostalgie d’une époque où ils dominaient (démographiquement et politiquement) et ils accusaient les immigrés, les élites et le wokisme de leurs maux ».
Même explication que celle donnée concernant l’ascension et le succès de Tucker Carlson : il a embrassé le cœur du trumpisme, la « panique blanche ». La boucle du grand récit progressiste se referme ici avec cette idée des deux mondes : il y a la réalité d’une nouvelle Amérique et il y a l’Amérique disparue et fantasmée à laquelle s’accroche vainement une poignée de vieux Blancs nostalgiques et radicalisés.
Dans ce contexte, les outrances de Trump et de Tucker Carlson ne sont rien d’autre que le retour du refoulé. Le bras d’honneur de ceux à qui on demande de disparaître silencieusement aux nouveaux puritains éveillés. Aussi, n’en doutons pas, le départ du présentateur star de Fox n’empêchera pas l’hydre populiste de faire resurgir de nouvelles têtes cathodiques. Au grand désespoir de ceux qui du passé voudraient faire table rase.
Frédéric LASSEZ