
Le récent rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), qui suit l’évolution des dépenses militaires dans le monde, dresse cette année encore une liste de records dont on préférerait se passer.
La tendance observée est plus que jamais à la hausse pour la huitième année consécutive en 2022, avec un montant global cumulé de 2.240 milliards de dollars. Les États-Unis conservent la première place, avec 877 milliards de dollars, soit 39 % des dépenses militaires mondiales totales, trois fois plus que la Chine, numéro deux sur le podium, avec une estimation de 292 milliards de dollars.
La guerre en Ukraine ayant provoqué la hausse la plus forte (+ 13 %) en Europe, avec un montant de 345 milliards de dollars, soit un niveau plus élevé que celui constaté à la fin de la guerre froide.
Une Europe casquée et armée jusqu’aux dents réapparaît donc après plusieurs décennies de sommeil passées sous l’ombre protectrice du géant américain. En 2003, dans son livre La Puissance et la Faiblesse (Point), l’historien et homme politique néo-conservateur Robert Kagan avait eu cette formule : « Les Européens viennent de Vénus et les Américains de Mars. »
« L’Europe est en train de se détourner de la puissance », constatait Kagan au moment de la seconde guerre d’Irak. Elle croit pouvoir accéder à un monde « où règnent la loi, la réglementation, la négociation et la coopération entre nations », un « paradis post-historique ». À l’inverse, les États-Unis restent « embourbés dans l’Histoire, déployant leur puissance dans le monde anarchique décrit par Hobbes, où l’on ne peut se fier aux lois et règles internationales, et où la véritable sécurité » dépend toujours « de la possession de la puissance militaire et de son utilisation ».
Vingt ans plus tard, à en croire le grand récit qui nous est imposé, l’Europe s’est réveillée. C’en est fini pour de bon de la naïveté. La menace russe est à nos portes et la Chine est en embuscade derrière Moscou. Le tocsin sonne alors à Bruxelles et l’Union européenne, toujours plus arrimée à l’OTAN, se range en ordre de bataille.
En mars dernier, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, à l’occasion de la présentation de son rapport annuel, se félicitait des dépenses militaires réalisées en 2022 mais exhortait les pays membres à faire encore plus d’efforts : « Nous allons dans la bonne direction, mais nous n’évoluons pas aussi vite que le monde dangereux dans lequel nous vivons l’exige », déclarait-il.
Toute la question étant alors de savoir ce qu’il fallait entendre par « monde dangereux ». Afin qu’il n’y ait pas de doute sur le sujet, le secrétaire général rappelait les menaces identifiées dans le nouveau concept stratégique de l’OTAN présenté au sommet de Madrid en juin 2022.
Si la Russie constituait la principale menace, il ne fallait surtout pas oublier la Chine : « Le resserrement du partenariat stratégique entre la Chine et la Fédération de Russie, notamment leurs tentatives, se conjuguant entre elles, qui visent à déstabiliser l’ordre international fondé sur des règles, vont à l’encontre des valeurs et des intérêts de l’Alliance », indiquait-il dans son rapport.
Du point de vue de l’OTAN, depuis sa création en 1949, trois périodes se sont succédé : la guerre froide, l’après-guerre froide et, désormais, une nouvelle période « avec le retour de la compétition géostratégique, un phénomène lié au comportement agressif de la Russie et à la montée en puissance de la Chine ». Nous pourrions traduire : au monde bipolaire de la guerre froide a succédé le monde unipolaire qui est aujourd’hui contesté par des puissances renaissantes qui revendiquent l’avènement d’un monde multipolaire.
Les crises qui accompagnent le réarmement du monde s’inscrivent, pour la plupart, dans ce processus de décomposition de l’ordre international issu de la fin de la guerre froide. En 1992, après le succès de la première guerre d’Irak et après la chute de l’URSS l’année précédente, un document du Pentagone consacré aux grandes orientations de la politique étrangère américaine avait fuité dans le New York Times. Connu, depuis, sous le nom de « doctrine Wolfowitz », d’après le nom du sous-secrétaire à la Défense qui en avait supervisé les travaux, ce rapport témoigne de l’hybris qui saisissait l’administration américaine à l’époque et éclaire de façon saisissante le « moment hégémonique » américain qui semble s’achever sous nos yeux aujourd’hui.
Le principal objectif politique et militaire de l’Amérique tel qu’énoncé dans ce document était d’empêcher la réémergence de tout nouveau rival. Comme le notait le New York Times, un « concept de domination bienveillante par une seule puissance » s’opposait à l’approche multilatérale et collective qui avait émergé de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les grandes puissances avaient créé l’ONU.
Concernant l’OTAN, le document du Pentagone insistait sur son importance fondamentale en tant « qu’instrument principal de la défense et de la sécurité occidentales » mais aussi en tant que « canal d’influence et de participation des États-Unis dans les affaires de sécurité européennes ». « Alors que les États-Unis soutiennent l’objectif d’intégration européenne, nous devons chercher à empêcher l’émergence d’arrangements de sécurité uniquement européens qui saperaient l’OTAN », ajoutait le rapport.
L’Europe peut bien réarmer autant qu’elle le souhaite, elle ne pourra échapper indéfiniment à la question essentielle de son autonomie stratégique. Une question déjà contenue dans ce document du Pentagone écrit il y a plus de trente ans.
Frédéric LASSEZ