Après la découverte sur les réseaux sociaux d’une fuite massive de documents ultra-secrets émanant du Pentagone, les révélations se multiplient quotidiennement et viennent bousculer bien des affirmations péremptoires sur l’état de l’armée ukrainienne et ses chances d’emporter des succès stratégiques décisifs.

Or, sans cette perspective, comment parvenir à convaincre les opinions publiques que seules les livraisons d’armes et la poursuite de la guerre offriront une issue satisfaisante au conflit ? Comment maintenir l’unité d’une coalition internationale menée par les Etats-Unis qui se retrouve de plus en plus fragilisée par les conséquences économiques de cette crise ?

Une évaluation pessimiste

Les premiers éléments divulgués qui sont venus remettre en question les discours convenus à propos de la contre-offensive ukrainienne à venir concernent l’état du système de défense aérienne ukrainien qui pourrait prochainement s’effondrer. Il ressort des documents que les frappes massives de missiles russes, dont la presse occidentale raillait le manque de précision, ont épuisé les capacités de la défense ukrainienne qui a tenté de les abattre. D’après les documents, dont les photos ont été publiées par le NYT, le système de défense ukrainien pourrait être « complètement épuisé » d’ici le 23 mai prochain et son stock de missiles début mai. Si le ciel se dégage pour l’aviation russe, on imagine facilement l’état de vulnérabilité qui s’en suivra pour l’artillerie ukrainienne et les troupes au sol.

Autre élément qui s’écarte du récit officiel, une évaluation en date du 23 février dernier portant sur les combats dans la région du Donbass qui prévoit une « campagne d’usure écrasante » de la Russie qui « se dirige probablement vers une impasse, contrecarrant l’objectif de Moscou de capturer toute la région en 2023 ». Ce qui veut dire qu’à ce stade, pour les services de renseignement américains, aucune des deux parties ne paraît en capacité de renverser la situation dans ce secteur de manière significative tout au long de cette année.

Concernant la bataille de Bakhmut, un des documents fait état d’une situation « catastrophique » des forces ukrainiennes qui au 25 février « étaient presque encerclées de manière opérationnelle par les forces russes ». Le commandement ukrainien ayant alors décidé de déployer des unités d’élites pour repousser les troupes russes qui menaçaient de s’emparer de la dernière route d’approvisionnement. Autant de forces qui pourraient faire défaut pour la suite. Des analystes militaires américains, cités en février dernier par le Washington post, prévenaient déjà qu’il ne leur semblait pas réaliste de défendre Bakhmut et de lancer simultanément une contre-offensive au printemps. Au mois de mars, un responsable américain avait indiqué au quotidien que Washington avait conseillé à Kiev de « se retirer de la ville depuis au moins janvier« , en raison des lourdes pertes subies.

Mais c’est surtout un document révélé le 10 avril dernier par le Washington post, et qui n’avait pas été divulgué jusque-là, qui semble sonner le glas de la propagande qui nous a été assénée ces derniers mois à propos de la reconquête par Kiev des territoires perdus. Le titre de l’article et son premier paragraphe pourraient à eux seuls résumer tout l’enjeu des « Pentagon leaks » : « Les États-Unis doutent que la contre-offensive ukrainienne obtienne des gains importants, selon un document divulgué ». Ce qui, ajoute le WP, marque « un écart par rapport aux déclarations publiques de l’administration Biden sur l’état de l’armée ukrainienne et est susceptible de renforcer les critiques appelant à des négociations pour mettre fin à la guerre ». Tout est dit, on pourrait s’arrêter là.

Cette évaluation réalisée début février insiste sur l’état d’épuisement de l’armée ukrainienne et la faiblesse de son artillerie dont le manque de munitions a rendu nécessaire de rationner les obus. La puissance des défenses russes associée aux « déficiences ukrainiennes persistantes en matière d’entraînement et d’approvisionnement en munitions, mettra probablement à rude épreuve les progrès et aggravera les pertes pendant l’offensive« , indique le document qui ne prévoit que des « gains territoriaux modestes ».

Une évaluation concordante avec des constats antérieurs aux fuites

Avant même la divulgation des documents secrets du Pentagone, la presse occidentale a commencé à reconnaître les difficultés auxquelles Kiev faisait face.

Le 13 mars dernier, un article du Washington post a souligné un pessimisme grandissant du côté ukrainien en raison du manque de troupes qualifiées et de munitions ainsi que du nombre de pertes.

Un haut responsable ukrainien avait confié au quotidien son sentiment : « Si vous me demandez personnellement, je ne crois pas à une grande contre-offensive pour nous. J’aimerais y croire, mais je regarde les ressources et je demande : « Avec quoi ? Peut-être aurons-nous des percées localisées ». « Nous n’avons ni les hommes ni les armes« , avait-il ajouté. « Et vous connaissez le ratio : lorsque vous êtes à l’offensive, vous perdez deux ou trois fois plus de monde. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre autant de monde ».

Début avril, le journal Le Monde publiait une enquête intitulée « En Ukraine, le recrutement militaire à la peine » soulignant le fait qu’« une partie de la population semble réfractaire à l’idée de s’engager ». Sur les réseaux sociaux on a en effet pu voir ces derniers mois de nombreuses vidéos circuler montrant des enrôlements forcés avec des hommes plus ou moins jeunes tentant d’échapper à ceux venus les interpeller.

Le Washington post, le 10 avril dernier, a fait le même constat d’un besoin urgent d’hommes en uniforme et de méthodes brutales pour y parvenir qui « sèment la panique parmi ceux qui ne se sentent pas préparés ou peu disposés à servir ». Depuis la loi martiale mise en place en Ukraine depuis février 2022, la plupart des hommes âgés de 18 à 60 ans ont interdiction de quitter le pays à quelques exceptions près.

D’après un document classifié divulgué, les services de renseignement américains estiment qu’entre 124 000 et 131 000 soldats ukrainiens auraient été tués ou blessés depuis le début du conflit. Cinq fois plus que les chiffres reconnus officiellement par Kiev.

Concernant les munitions, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, reconnaissait en février dernier que la consommation ukrainienne était « plusieurs fois supérieure à notre taux de production annuel ». Pour répondre à cette situation, l’Union européenne avait annoncé lancer un processus d’achat commun afin de fournir, en plus des envois américains, 1 million d’obus de 155 mm à l’Ukraine en l’espace d’un an.

A la même époque, le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, avait déclaré que les besoins de son armée était de 250 000 obus par mois. Un responsable européen avait confié au New York Times que les entreprises des pays de l’UE qui fabriquaient de tels obus d’artillerie ne pouvaient actuellement en produire que 650 000 par an.

Du côté américain, après un envoi massif d’un million d’obus de 155 mm à l’Ukraine, et en raison d’une faible capacité de production (au sortir de la guerre le pays disposait de 85 usines de munitions contre 6 aujourd’hui), les perspectives ne sont pas bonnes non plus. Au mieux, 20 000 obus par mois devraient être produits ce printemps.

Bien que ces estimations soient soumises à controverse, le NYT affirmait début mars qu’au cours de l’été précédent les Russes avaient tiré dans le Donbass 40 000 à 50 000 obus d’artillerie par jour contre 6 000 à 7 000 par jour pour les Ukrainiens.

Les Américains se sont donc tournés vers d’autres pays pour compenser le déficit de production occidental. Les fuites du Pentagone ont révélé les pressions exercées sur la Corée du Sud qui a refusé d’offrir une aide létale à l’Ukraine. Le Brésil de Lula a également refusé.

Pour faire face à la situation actuelle et à une possible contre-offensive, l’administration Biden a annoncé récemment deux envois immédiats de munitions prélevés sur les stocks du Pentagone. Un haut responsable américain de la défense a déclaré au NYT qu’il s’agissait là d’un « effort de la dernière chance » car, d’après lui, les alliés de Kiev ne peuvent pas suivre le rythme des besoins de l’Ukraine. 

Quelles perspectives de sortie de crise ?

Sur la base de ces constats amplifiés par les révélations des « Pentagon leaks », on comprend mieux à présent l’insistance du chef d’état-major de l’armée américaine, le général Milley, à réfréner les ardeurs bellicistes de son propre camp. Dans une interview accordée à Defense one au mois de mars dernier, il déclarait à nouveau qu’il lui paraissait peu probable que l’Ukraine parvienne à expulser toutes les forces russes de son territoire cette année. Au mois de novembre, il avait dit la même chose et incité Kiev à négocier : « Quand il y a une occasion de négocier, quand la paix peut être obtenue, saisissez-la. Saisissez le moment », avait-il déclaré. Ce qui avait fortement embarrassé l’administration Biden.

Dans un article récent, un expert militaire américain, l’ancien lieutenant-colonel Daniel Davis, rédacteur en chef de 19FortyFive, considérait que même si l’Ukraine parvenait à effectuer une percée réussie, celle-ci pourrait laisser l’armée de Zelensky si affaiblie qu’elle ne parviendrait « même pas défendre la nouvelle ligne de front, et encore moins rassembler les futurs effectifs nécessaires pour chasser le reste de l’armée russe hors d’Ukraine ».

Il en déduisait qu’il était imprudent de continuer à essayer de rechercher un résultat « probablement militairement inaccessible » et qu’il convenait de favoriser à la place « la meilleure solution diplomatique pour mettre fin à la mort inutile du peuple ukrainien ».

Les militaires le disent et l’écrivent mais les politiques continuent manifestement à voir les choses autrement. Interrogé lors d’une conférence de presse mardi, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a réaffirmé la détermination de son administration « à aider l’Ukraine dans les efforts qu’elle déploie pour récupérer le territoire qui lui a été confisqué ».

Le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, s’est quant à lui livré à un exercice parfaitement maîtrisé de langue de bois en déclarant que les Ukrainiens avaient « en grande partie la capacité nécessaire pour continuer à réussir » et qu’ils étaient dans « une assez bonne position » !

Lors d’une autre déclaration faite mercredi au Pentagone en présence du premier ministre ukrainien Denys Shmyhal, Lloyd Austin a affirmé être convaincu de pouvoir répondre « aux besoins de défense de l’Ukraine tout au long de ce printemps et au-delà ».

La veille, dans une interview accordée à The Hill, le premier ministre ukrainien a indiqué que la contre-offensive pourrait être finalement repoussée à cet été plutôt qu’au printemps. « Tous nos amis et partenaires comprennent clairement que pour lancer en contre-offensive, il faut être prêt à 100%, et même plus », a-t-il ajouté. Une déclaration assez peu commentée et qui est pourtant le signe que la situation n’est pas aussi bonne que prévu.

Denys Shmyhal a également insisté sur la nécessité d’obtenir plus de moyens : « Pour être préparés à la contre-offensive, nous avons besoin de plus d’artillerie, de munitions. Nous avons besoin de plus de missiles à moyenne et longue portée, nous avons besoin de chars et nous aurons besoin d’avions de combat ».

Lors de la déclaration conjointe avec Lloyd Austin, le premier ministre ukrainien a renouvelé ces demandes tout en affirmant que l’Ukraine gagnerait cette guerre.

C’est tout le paradoxe des « Pentagon leaks » qui, en dévoilant les faiblesses de l’armée ukrainienne, pourraient finalement aboutir non pas à encourager une solution négociée mais à renforcer la position de ceux qui réclament plus d’armes pour l’Ukraine et un engagement toujours plus poussé de l’OTAN.

Continuer la guerre donc mais avec quelles perspectives ?

Le 12 avril un nouveau document a été divulgué par le Washington post. D’après une analyse de la DIA (Defense Intelligence Agency), le conflit devrait se prolonger jusqu’en 2024 sans qu’aucune des deux parties ne parvienne à obtenir de gains significatifs ni ne cherche à négocier. Un scénario d’impasse décrit comme le plus probable.

La DIA estime, par ailleurs, que même si l’Ukraine reprenait des portions « significatives » de territoire et infligeait « des pertes insoutenables aux forces russes« , perspective que les services de renseignements américains jugent peu probable, cette situation ne conduirait pas à des pourparlers de paix.

C’est pourtant l’argument sans cesse répété pour inciter les Occidentaux à continuer à soutenir l’effort de guerre de Kiev : seule une contre-offensive ukrainienne victorieuse ouvrira la voie à des négociations.  

« La meilleure façon d’accélérer les perspectives d’une véritable diplomatie est de continuer à faire pencher le champ de bataille en faveur de l’Ukraine. Cela contribuera à faire en sorte que l’Ukraine soit dans la position la plus favorable à la table des négociations lorsque l’occasion se présentera« , déclarait Antony Blinken en février dernier.

Or les rapports confidentiels divulgués écartent cette perspective et l’Occident ne dispose pas d’une industrie de défense en capacité de soutenir une guerre prolongée.

Ce que confirme la presse américaine désormais désinhibée par les « Pentagon leaks ». Ce vendredi, la lettre d’information du Washington post reconnaissait le double discours qui a régné ces derniers temps : « Pendant des mois, des responsables américains ont fait part en privé de leurs préoccupations concernant le déroulement de la guerre en Ukraine. En public, ils ont souligné leur engagement durable à aider Kiev à résister à l’invasion brutale de la Russie et se sont engagés à soutenir ses efforts aussi longtemps qu’il le faudra ».

Exactement ce que continue à faire l’administration Biden. Et pourtant, comme le souligne le WP, les responsables américains, « dans des discussions plus franches avec des journalistes et directement avec des Ukrainiens », admettaient une tout autre situation : « une victoire militaire totale pour l’Ukraine semblait impossible ; la base militaro-industrielle des pays occidentaux nécessaire pour soutenir l’afflux de munitions et d’armes étrangères vers le front était mise à rude épreuve ; et, à un moment donné, le soutien des publics occidentaux, en particulier des Américains, diminuerait, et le robinet déversant des dizaines de milliards de dollars d’aide à l’Ukraine serait éteint ».

Les fuites du Pentagone n’ont fait que confirmer ces constats. Alors quel est le plan de sortie ? A écouter les déclarations récentes du secrétaire d’État américain, Antony Blinken, et du secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, il est à craindre qu’en réalité il n’y a pas de plan mais uniquement une fuite en avant.

Frédéric LASSEZ

Voir également : Boulevard Voltaire