
En politique tout est affaire de psychologie. Qu’il s’agisse des lobbyistes, des communicants ou autres « spin doctors », tous savent que lorsqu’on demande aux individus des changements trop brusques ou susceptibles d’engendrer une perte, les réactions risquent d’être fortement négatives. Influencer les comportements ou les opinions, nécessite alors du doigté, de la finesse. L’art de la persuasion ne s’improvise pas.
Le conflit ukrainien en donne, depuis bientôt un an, une illustration saisissante. Comment « vendre la guerre » à des opinions publiques réticentes ? De Kiev à Washington en passant par Moscou, les gouvernements impliqués en mesurent chaque jour la difficulté. Pour Volodymyr Zelensky, l’enjeu est d’autant plus vital que son armée est totalement dépendante du soutien des Américains et de leurs alliés. Raison pour laquelle, l’ancien acteur comique s’est transformé en communicant se démultipliant par visioconférences dans le monde entier pour tenter de convaincre ses interlocuteurs de lui livrer toujours plus d’armes et de moyens.
Dans le Figaro du 25 janvier dernier, Oleksiy Reznikov, le ministre de la Défense ukrainien, dressait la liste des demandes. En réalité, il avait déjà de quoi se réjouir car, à la suite de plusieurs semaines de négociations et de controverses, son pays venait d’obtenir des Occidentaux la promesse de la livraison de chars lourds. Même Joe Biden avait fini par accepter d’envoyer des chars M1 Abrams.
Comme le remarquait le New York Times, cette décision était la dernière d’une série d’escalades qui rapprochait petit à petit les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN d’un conflit direct avec la Russie. Interrogés par le journal, des officiels américains et européens reconnaissaient que trois mois auparavant, il aurait été inconcevable que Joe Biden, Olaf Scholz ou d’autres leaders européens acceptent de fournir de telles armes.
Bien entendu, le contexte entre-temps avait évolué mais, en réalité, pour en arriver là, il avait fallu faire également preuve de beaucoup de psychologie. C’est ce qu’admettait le ministre de la Défense ukrainien dans son interview au Figaro alors que la question lui était posée d’une éventuelle demande de transfert d’avions de chasse, français notamment :
« Dans ma liste au Père Noël, les avions de chasse figurent en bonne place mais j’ai compris au début du conflit qu’il était prématuré de mettre cette demande en avant. Il a donc fallu commencer par réclamer des systèmes antiaériens, des chars… Maintenant que ces étapes ont été franchies, j’entends de nombreux experts parler de façon très élogieuse des avions français et de leurs pilotes ».
La politique des petits pas ou pour le dire autrement de l’engrenage. En psychologie sociale, on connaît parfaitement cette technique souvent désignée du nom de « pied dans la porte ».
Demander trop, trop vite, risque d’exposer à un refus. Il faut donc commencer par une première demande non problématique, facilement acceptable. Une fois ce premier cap franchi, on passe à une autre demande, plus coûteuse, qui aurait eu peu de chances d’être consentie spontanément. Or, il a été observé que le fait d’avoir accepté la première demande, la plus facile, augmentait la probabilité que la suivante soit à son tour acceptée. Sans s’en rendre compte, les individus se retrouvent ainsi engagés par leur décision antérieure qui produit un effet de persévération. Le processus d’escalade peut alors se poursuivre.
C’est dans cette perspective qu’il devient possible de comprendre à la fois l’affaire de la livraison des chars lourds, qui d’un point de vue militaire semblait assez peu pertinente, et la surprise de certains officiels occidentaux qui, comme le relevait le New York Times, se demandent encore comment on en est arrivé à une situation de plus en plus proche d’une confrontation directe avec la Russie.
CETTE ETRANGE AFFAIRE DE LIVRAISON DE CHARS
Ces dernières semaines, nous avons, en effet, assisté, en Europe et aux Etats-Unis, à une bien étrange actualité. D’un côté des médias qui commençaient à reconnaître que la ligne de front des forces de Kiev était en train de céder sous la pression de l’armée russe. De l’autre, des responsables politiques occidentaux qui, face à la nécessité d’une réponse urgente, débattaient pendant plusieurs semaines pour savoir s’il fallait ou non livrer des chars lourds qui ne seraient pas opérationnels avant plusieurs mois.
Chez les spécialistes militaires qui ne sont pas des propagandistes, les réactions étaient donc des plus dubitatives. Sur le site américain 19FortyFive, l’ancien lieutenant-colonel Daniel L. Davis rappelait les difficultés à prévoir : délais de livraison, délais de formation et d’entraînement des équipages, mise en place de chaînes logistiques, mais aussi problématique de l’hétérogénéité des matériels livrés qu’il faudrait parvenir à intégrer pour former des unités de combat efficaces sur le terrain.
Sur le plan strictement militaire, il y avait de manière évidente une inadéquation flagrante entre les besoins actuels et les solutions proposées. A moins d’émettre l’hypothèse que derrière cette affaire de livraison de chars, se cachait peut-être une opération plus politique que militaire.
PAS D’AUTRE ALTERNATIVE QUE L’ESCALADE
On se souvient, en novembre dernier, des déclarations du chef d’état-major de l’armée américaine, le général Mark Milley, qui incitait Kiev à « saisir le moment » pour négocier car la victoire de l’armée ukrainienne lui paraissait tout simplement hors de portée. Un réalisme et un appel à la négociation qui avaient déplu au camp des faucons.
Le New York Times, dans un article du 10 novembre 2022, avait clairement fait état de ces divergences au sein de l’administration américaine : « Un désaccord est apparu au plus haut niveau du gouvernement américain sur l’opportunité de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle cherche à mettre fin diplomatiquement à sa guerre avec la Russie, le plus haut général américain appelant à des négociations tandis que d’autres conseillers du président Biden soutiennent qu’il est trop tôt ».
C’est finalement le camp des faucons qui l’avait emporté. « Les États-Unis ne font pas pression sur l’Ukraine », avait déclaré Jake Sullivan, conseiller du président à la sécurité nationale. Après un moment de cafouillage, l’escalade pouvait reprendre son cours. Le Pentagone annonçait dans la foulée l’envoi de 400 millions de dollars supplémentaires d’aide militaire à l’Ukraine
Il n’était, en effet, pas question pour les faucons de laisser entendre qu’une autre alternative que l’escalade militaire était possible. Il fallait donc maintenir la pression non seulement sur l’armement mais aussi sur l’idée de frapper directement la Russie.
N’AYEZ PAS PEUR
En janvier dernier, alors que les débats sur la livraison des chars faisaient encore les gros titres, la presse américaine évoquait déjà une autre discussion au sein de l’administration Biden : n’était-il pas temps de donner aux Ukrainiens les moyens de frapper la Crimée ?
Bien sûr, Moscou considère que la Crimée fait partie intégrante du territoire russe. Bien sûr, les craintes subsistent d’une riposte nucléaire du Kremlin. Mais franchir le pas ne permettrait-il pas à Kiev de renforcer sa position en vue de futures négociations ?
On retrouvait là, un argument habituel des faucons pour rendre chaque franchissement de ligne rouge plus acceptable : il faut intensifier le conflit pour favoriser la paix. Autre argument invoqué : Poutine bluffe avec ses menaces de représailles. Qu’il s’agisse de la livraison de matériels de plus en plus offensifs ou des attaques de Kiev à l’intérieur de la Russie, les faucons considèrent que les réactions du Kremlin ont été finalement « modérées ». Aucune raison alors de ne pas poursuivre l’escalade. Les Occidentaux doivent se désinhiber et accepter enfin de frapper vite et fort sans se laisser intimider par les menaces russes.
FRAPPER LA RUSSIE
Le tabou de la livraison de chars lourds étant levé, il devenait possible d’accélérer le mouvement. C’est ainsi que dès le 25 janvier, la presse occidentale relayait les demandes de Zelensky concernant la livraison de missiles à longue portée et d’avions de combat.
Au même moment, son proche conseiller, Mykhaïlo Podoliak, expliquait la nécessité de se préparer à une extension du conflit sur le territoire russe : « Je le confirme officiellement : une escalade de la guerre en Russie est inévitable et il y aura différents coups portés à différentes cibles » et notamment « Moscou, Saint-Pétersbourg, Iekaterinbourg », déclarait-il dans une vidéo. On passait ainsi de la Crimée aux grandes villes Russes, sans que cet objectif affiché semble susciter de réactions dans le camp occidental.
Et peu importe ce qu’en disaient les Russes, puisque nous devions partir du principe que leurs menaces étaient toujours du bluff. Le 19 janvier, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, avait réagi à propos de la fourniture éventuelle d’armes de longue portée, capables de frapper le territoire russe en profondeur : « C’est potentiellement très dangereux, cela signifierait que le conflit atteindrait un nouveau palier qui ne promettrait rien de bon pour la sécurité européenne », avait-il déclaré.
NEUTRALISER LE « CAMP DE LA PAIX »
Pour aller aussi loin dans l’escalade du conflit, Kiev et ses soutiens avaient cependant besoin de se débarrasser encore de quelques obstacles au sein du camp occidental.
Dans le Figaro du 22 janvier dernier, Isabelle Lasserre les désignait clairement : la France et l’Allemagne, les « maillons faibles du continent ». Ceux qui craignent depuis le début de faire la guerre à la Russie.
Elle notait qu’il y avait deux camps en Europe : « Le camp de la paix qui prône des négociations entre les deux parties, quitte à ce que l’Ukraine renonce provisoirement à une partie de ses territoires. Et le camp de la victoire qui considère que le seul moyen de rétablir la sécurité sur le continent est d’imposer une défaite militaire totale aux forces russes ».
Le « camp de la victoire » pour ne pas dire le « camp de la guerre ». Là encore, il fallait faire preuve de psychologie. Un camp incarné par des pays d’Europe centrale et orientale déterminés. Or, face à lui, on pouvait s’en féliciter, l’Allemagne et la France commençaient à voir leurs certitudes tomber.
Le 26 janvier, le New York Times constatait que la guerre en Ukraine avait provoqué un transfert du pouvoir en Europe vers l’Est, « loin de la « vieille Europe », qui valorisait et cultivait ses liens avec Moscou ». La crise des chars avait donc permis d’accélérer la neutralisation des deux gêneurs, Berlin et Paris, jugés trop complaisants avec la Russie. L’escalade pouvait donc se poursuivre.
LE PIEGE SE REFERME : « NOUS SOMMES ALLES TROP LOIN POUR RECULER »
Après l’annonce de la livraison de chars par les Occidentaux, les commentaires de la presse, en France notamment, permettaient de mesurer la logique implacable de la théorie de l’engrenage. L’idée s’imposait désormais que, quand bien même nous pourrions courir à la catastrophe, nous étions allés tellement loin qu’il n’était plus possible de s’arrêter.
Sur France inter, le 26 janvier dernier, le journaliste Pierre Haski, justifiait la logique de cette « escalade permanente » : les Occidentaux sont désormais « trop engagés en Ukraine pour permettre une défaite de ce pays face à la Russie ».
L’escalade était donc désormais présentée comme un processus irréversible. « Depuis le début de l’invasion russe, il y a onze mois, chaque étape de l’escalade dans le type d’armement fourni à l’armée de Kiev a donné lieu aux mêmes hésitations, à des contradictions publiques, puis à la décision sous pression. Et ce n’est certainement pas la dernière fois », prédisait Pierre Haski.
L’OTAN EST « PRÊTE » A UNE CONFRONTATION DIRECTE
Qui aurait imaginé un jour, le ministre des Affaires étrangères allemand affirmer sans ciller, devant le parlement européen, « nous menons une guerre contre la Russie » ? C’est pourtant ce qu’a fait Annalena Baerbock, le 24 janvier dernier. Des propos que le gouvernement allemand a aussitôt cherché à atténuer en indiquant que ni l’OTAN ni l’Allemagne n’étaient en guerre avec la Russie. La séquence en disait pourtant long sur l’état d’esprit qui règne chez certains dirigeants européens.
Quelques jours plus tard, Rob Bauer, président du Comité militaire de l’OTAN, et donc l’officier militaire le plus haut gradé de l’Alliance, déclarait que celle-ci était « prête » pour une confrontation directe avec la Russie. Il insistait également sur la nécessité pour les pays de l’OTAN de réorienter leur production industrielle civile vers des objectifs militaires.
Dans Valeurs Actuelles, le 30 janvier dernier, l’ancien chef du commandement des opérations spéciales (COS) et de la direction du renseignement militaire (DRM), le général français Christophe Gomart, décrivait la situation avec lucidité : « On est parti de l’envoi d’armes légères pour aboutir à la livraison de chars lourds. Les pays occidentaux se laissent petit à petit entraîner vers la guerre ».
On comprend alors qu’en réalité, de Washington à Londres en passant par Varsovie ou Vilnius, le camp des faucons n’a jamais imaginé que les chars promis à Kiev allaient changer la donne sur le terrain. Ils ne sont qu’une étape qui conduit à une autre. Et c’est ainsi que les Occidentaux sont peu à peu amenés à accepter l’idée qu’ils n’ont pas d’autre alternative qu’une confrontation directe avec la Russie. Depuis le départ, l’engrenage n’est pas une fatalité, c’est une stratégie.
Frédéric LASSEZ
Voir également : Boulevard Voltaire