C’est un cimetière perdu au milieu des champs, à quelques pas d’un village du nord de la France. L’hiver, la brume étreint les dalles froides sur lesquelles un nom et une croix ont été gravés. Sur certaines, il n’y a aucun nom, juste une mention laconique : « Un soldat de la Grande Guerre. » Plusieurs centaines de jeunes hommes sont tombés ici, à la fin du mois de juillet 1918. En quelques jours.

Depuis, le temps a emporté avec lui le fracas des armes, le cri des hommes qui s’élançaient, la peur au ventre, vers l’ennemi et les hurlements des blessés couchés dans la boue. Un silence immense règne désormais sur cette plaine de Picardie. Ce fut une bataille parmi des centaines d’autres. Des morts parmi des millions d’autres.
Les survivants de cette Première Guerre mondiale s’étaient alors juré qu’elle serait la « der des der » car, à chaque génération, les hommes se promettent de retenir les leçons des tragédies qui les broient.

Le 11 novembre dernier, Élisabeth Borne s’est rendue en Picardie afin de présider la célébration de l’armistice qui avait mis un terme à ce terrible conflit, sur le lieu de sa signature, dans la clairière de Rethondes, en forêt de Compiègne. Elle n’était pas venue célébrer la paix mais justifier la guerre. « Les mémoires de la Première Guerre mondiale et celles de l’entre-deux-guerres sont plus actuelles que jamais », proclamait le Premier ministre. Dans son viseur, ce jour-là, la Russie, bien entendu, mais aussi les « prétendus patriotes ». Ceux qui « confondent l’amour de la France et le rejet de l’autre », ceux qui font du repli sur soi leur idéal et qui « sont prêts à brader nos valeurs pour une paix factice ».

Pas de paix, donc, mais la guerre. Une guerre juste qui doit aboutir au triomphe du bien sur le mal. Une guerre qui ne se discute pas et qu’on laisse à d’autres le soin de faire. Comme Ursula von der Leyen, et comme la plupart des dirigeants européens, Élisabeth Borne parle le langage de l’idéologie. Un langage sans nuances. Un langage en noir et blanc qui méconnaît les zones grises, celles où pourtant se cachent les chemins de la diplomatie.

Que se serait-il passé en 1962, alors que débutait la crise de Cuba qui menaçait de plonger le monde dans l’apocalypse nucléaire, si Kennedy avait écarté l’option diplomatique ? Serions-nous encore là pour en discuter ? L’idéologie de la guerre froide était pourtant, elle aussi, sans nuances. Cependant, contrairement à Élisabeth Borne, Kennedy avait fait la guerre. En 1943, dans une lettre à sa petite amie de l’époque, il écrivait : « C’est facile de parler de la guerre, de parler de victoire sur les Japs, même si cela prend des années et un million de vies, mais tous ceux qui parlent comme ça devraient sérieusement réfléchir à ce qu’ils disent. On a tellement l’habitude, maintenant, de parler de milliards de dollars et de millions de soldats, que des milliers de victimes semblent une goutte dans l’océan. »

Kennedy, devenu président, avait été très marqué par la lecture de The Guns of August, de Barbara W.a Tuchman. L’ouvrage, paru en 1962, décrivait les étapes qui avaient conduit à la Première Guerre mondiale. Il se distinguait des habituels récits manichéens en soulignant les erreurs d’analyse et les perceptions souvent faussées des principaux acteurs du drame qui allait conduire des millions d’hommes à la mort.

Lors de la crise de Cuba, Kennedy avait eu cette réflexion : « Je ne vais pas suivre un chemin qui permettra à quiconque d’écrire un livre comparable à cette époque. Les Missiles d’Octobre. Si quelqu’un est là pour écrire après cela, il comprendra que nous avons fait tous les efforts pour trouver la paix et tous les efforts pour donner à notre adversaire une marge de manœuvre. » Kennedy se méfiait des militaires et des faucons qui le poussaient à attaquer. Il comprenait faire face non pas à un problème militaire mais à un problème politique. Et c’est en se situant à ce niveau qu’il était parvenu à sortir de l’impasse qui allait précipiter le monde vers ce qu’il appelait l’« échec final ». Pour mettre un terme à la crise et éviter qu’elle ne dégénère en une guerre totale, Kennedy avait accepté de retirer les missiles américains positionnés en Turquie contre le retrait des missiles soviétiques de Cuba.

Soixante ans plus tard, le monde se trouve à nouveau au bord de l’abîme. À l’image d’Élisabeth Borne, les dirigeants européens enchaînent les déclarations martiales et ne semblent pas douter un seul instant d’une victoire prochaine sur la Russie. A l’Ouest, rien de nouveau.

Frédéric LASSEZ

Source : article paru sur Boulevard Voltaire