
Le 24 octobre dernier, au micro d’Europe 1, le politologue Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (Seuil), revenant sur le meurtre de la petite Lola, constatait que la France avait « franchi des seuils en termes d’ensauvagement de la société ».
Face à l’horreur et au tragique auxquels nous confrontent les crimes terribles qui font l’actualité, nous pourrions, avec le sociologue Norbert Elias (1897-1990), inverser notre questionnement : non pas « pourquoi cette barbarie » mais plutôt « comment les sociétés européennes occidentales en sont venues à condamner le recours à la violence et sont alors parvenues à la réguler » ? « Laissez-moi revenir une fois encore, écrit Elias, à la question décisive de savoir comment les hommes furent amenés à vivre ensemble de telle sorte qu’ils n’avaient plus à craindre de succomber à tout moment à une agression, à une menace, au chantage d’hommes physiquement plus forts ou d’hommes mieux armés. » Pour lui, la réponse est liée à une invention sociale spécifique : l’invention de l’État.
L’auteur de la théorie du « processus de civilisation » associait la progressive pacification de l’espace social à l’avènement de l’État absolutiste moderne du XVIe au XVIIIe siècle. Un développement qui allait impacter l’économie psychique des individus car, en revendiquant le monopole de l’usage de la violence légitime, l’État moderne allait contribuer à une plus grande maîtrise des pulsions individuelles.
Le « procès de civilisation » est alors indissociable d’un adoucissement des mœurs lié au développement de formes « d’auto-contrainte » qui incitent tout un chacun à refouler son agressivité et à censurer les comportements violents.
Or, ce à quoi nous assistons en France, depuis plusieurs décennies, c’est une poussée décivilisatrice et, donc, un effondrement des mécanismes d’autocontrôle concomitant du renoncement de l’État à maintenir son monopole de la violence. Une masse d’individus trouve désormais parfaitement légitime l’usage de la violence physique à l’occasion du moindre conflit. Une réalité à la fois individuelle et collective face à laquelle l’État ne cesse de se dérober malgré les déclarations martiales des ministres de l’Intérieur successifs.
En 2021, dans une interview accordée au Figaro, le pédopsychiatre Maurice Berger, auteur de Sur la violence gratuite en France (L’Artilleur), décrivait le profil d’individus dont la violence intériorisée était devenue constitutive de leur identité. Par-delà les cas singuliers, il faisait le constat de phénomènes de tribalisation de certains territoires où s’impose un ordre clanique qui rejette la loi commune : « L’aspect ethnique ou tribal du territoire de la bande est nouveau, ainsi que le fait de frapper jusqu’au bout, disait Maurice Berger. Il ne s’agit plus de montrer qu’on est le plus fort en tabassant, en humiliant, il faut anéantir l’autre. » Notre société n’est pas confrontée uniquement à une délinquance de prédation. Elle doit faire face également à une poussée de violences dites « gratuites » qui s’inscrivent dans un registre pervers. Les auteurs font preuve d’une absence totale d’empathie, notait Maurice Berger, une « indifférence à ce que ressent l’autre qui entraîne une absence de culpabilité ».
Cette indifférence s’accompagne d’un sentiment d’impunité de la part d’individus souvent mineurs qui savent qu’ils échapperont aux sanctions, même en cas d’atteintes à l’intégrité physique d’autrui. Le récent rapport du comité des États généraux de la Justice démontre le décalage entre une institution judiciaire qui persiste dans son aveuglement idéologique et la réalité de la situation subie par les Français. Réduire le nombre de détenus dans les prisons semble aujourd’hui le principal souci de l’État. Or, sans remise en cause d’une idéologie à la fois antipénale et anticarcérale, rien ne changera.
L’absence de sanctions participe en effet au développement d’individus violents, égocentriques et qui se croient « tout-puissants ». L’État, en refusant de leur assigner une limite, contribue à la fabrique de ces nouveaux barbares pour lesquels la vie d’autrui est sans valeur, quand bien même il s’agirait d’une personne handicapée, d’une femme enceinte ou d’une personne âgée.
Nous vivons ainsi une situation paradoxale : en raison des phénomènes totalitaires du XXe siècle, nous n’avons cessé de lier les mains de l’État par crainte de ses possibles abus. Or, la poussée barbare à laquelle nous assistons est la conséquence d’un État impuissant incapable d’imposer son autorité et de faire respecter la loi commune.
Frédéric LASSEZ