
Sa mort n’avait pas ému les médias occidentaux. En août dernier, Daria Douguina, 29 ans, revenait d’un festival musical dans les environs de Moscou lorsque sa voiture explosait dans un attentat. Les premiers éléments de l’enquête permettaient très vite de comprendre que la véritable cible de cette action terroriste était en réalité le père de la jeune femme, Alexandre Douguine, intellectuel « eurasiste », longtemps présenté comme un des inspirateurs de la politique étrangère de Vladimir Poutine. Les autorités russes affirmaient détenir la preuve de l’implication de Kiev dans cette opération. Sur Telegram, la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova réagissait en indiquant que, si la piste ukrainienne se confirmait, cela démontrerait la mise en place d’une véritable « politique de terrorisme d’État ».
Immédiatement, des contre-feux étaient allumés dans la presse occidentale afin de tenter d’écarter cette piste. Et pourquoi pas des opposants russes ou un coup monté par le FSB ? Partant du principe que si les Russes disent quelque chose, c’est une « fake news », voilà des hypothèses qui méritaient réflexion.
Il reviendra à la presse américaine le mérite d’avoir tranché la question. Le 5 octobre dernier, le New York Times révélait que les agences de renseignement américaines reconnaissaient que le gouvernement ukrainien était bien à l’origine de l’attentat à la voiture piégée. Pourquoi une telle divulgation ? Elle s’expliquait par cette phrase qui en résumait l’objectif premier : « Les États-Unis n’ont pris aucune part à l’attaque, que ce soit en fournissant des renseignements ou une autre assistance, ont déclaré des responsables. » Le message était adressé aux Russes pour leur faire comprendre que Washington ne cautionnait pas de telles pratiques. « Certains responsables américains estiment qu’il est crucial de freiner ce qu’ils considèrent comme un aventurisme dangereux, en particulier les assassinats politiques », ajoutait le New York Times. Car il ne s’agissait pas d’un acte isolé. Un haut responsable militaire ukrainien cité reconnaissait en effet que Kiev perpétrait des actions de sabotage ainsi que des assassinats ciblés contre des « collaborateurs » ukrainiens et des responsables russes dans les territoires sous contrôle de Moscou mais aussi en Russie.
À travers ces révélations, l’administration américaine cherchait également à dissuader Kiev de continuer une politique dont elle mesurait les risques d’escalade. L’article du New York Times concluait alors sur un dernier message envoyé à Moscou : les Américains ont dit à Kiev « de ne pas utiliser d’équipement ou de renseignements américains pour mener des attaques à l’intérieur de la Russie ».
C’était le 5 octobre. Deux jours plus tard, dans la nuit du 7 au 8 octobre, une explosion endommageait sérieusement le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie. Un camion piégé avait explosé, entraînant l’incendie de wagons-citernes d’essence et faisant plusieurs victimes civiles. L’action avait été menée de manière à avoir lieu le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine, le 7 octobre. Sur Twitter, Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, publiait un montage vidéo associant l’explosion du pont et Marilyn Monroe chantant « Happy Birthday Mr. President ». De son côté, la poste ukrainienne s’amusait à imprimer des timbres avec le pont en feu et la légende suivante : « Pont de Crimée ou, plus exactement, ce qu’il en reste. »
Manifestement, le gouvernement de Kiev n’avait pas écouté les messages de modération de l’administration américaine. À moins de penser que cette action avait été validée par Washington. Où se situe alors la limite et quelqu’un en a-t-il vraiment fixé une ? Qui peut garantir que Volodymyr Zelensky ne sera pas tenté de radicaliser ses actions afin d’obliger les Occidentaux à aller plus loin dans leur engagement ? Lors de la guerre de Corée, dans les années 1950, les Américains avaient connu cette situation avec le leader sud-coréen de l’époque, Syngman Rhee, qui avait tenté par tous les moyens d’empêcher une solution négociée.
Après les frappes de représailles russes, Joe Biden a annoncé qu’il allait renforcer son soutien à Kiev. Le processus d’escalade suit donc son cours et démontre, une fois de plus, l’illusion des politiques lorsqu’ils croient pouvoir garder le contrôle de la violence. Une nouvelle étincelle pourrait suffire à déclencher une Troisième Guerre mondiale. Il y a urgence à ouvrir la porte à une sortie de crise négociée.
Frédéric LASSEZ