
D’Ursula von der Leyen à Emmanuel Macron, ils le proclament haut et fort : face à l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe est enfin sortie de sa léthargie et va renaître plus déterminée, plus unie, plus puissante. Une métamorphose qui porte en elle la promesse des lendemains qui chantent. A moins que les européens ne sous-estiment les conséquences de la crise qui vient et de son impact sur nos sociétés déjà fragilisées.
La cause est entendue. De plateaux télé en colonnes de journaux, c’est un même jugement sans appel. Poutine est le nouvel Hitler. Poutine est un fou dangereux, prêt à appuyer sur le bouton nucléaire. Poutine est un mauvais stratège paranoïaque qui, avec sa guerre contre l’Ukraine, a commis la faute de trop qui provoquera la fin de son autocratie. Nous voilà donc rassurés.
L’histoire récente nous a, cependant, démontré qu’il fallait se méfier des fausses évidences et des emballements mimétiques. Surtout quand la guerre de l’information bat son plein.
Ces dernières années, de la Libye à la Syrie, les occidentaux se sont engagés dans de multiples conflits avec, à chaque fois, un résultat, non seulement opposé à leurs objectifs, mais générant de graves crises sur le continent européen.
La Russie en a alors profité pour avancer ses pions de l’Afrique au Moyen-Orient. Dernier exemple en date avec le Mali, où les paramilitaires du groupe Wagner ont pris la relève des Français comme ils l’avaient déjà fait en République centrafricaine.
Les européens devraient donc faire preuve de plus de prudence dans leur approche de la Russie qu’ils ont toujours tendance à sous-estimer.
Concernant l’Ukraine, les sanctions occidentales vont, cette fois-ci, avoir un effet boomerang extrêmement brutal sur des économies européennes déjà fragilisées par la pandémie. A tel point que certains spécialistes craignent de graves troubles politiques et sociaux. Les Russes le savent et parient tout autant que nous sur ces facteurs de déstabilisation interne.
Crise migratoire et humanitaire
L’Union européenne fait face à sa plus grave crise migratoire. A ce stade, une estimation de 5 à 6 millions de réfugiés est envisagée. Ce qui ne sera pas sans conséquence sur la stabilité des pays accueillants et sur les finances de l’Union.
Comme le notait le Figaro, le 11 mars dernier, « la crainte est désormais de voir la vague de solidarité s’essouffler rapidement et les gouvernements ne pas investir suffisamment pour intégrer les réfugiés, provoquant ainsi un risque d’effet boomerang, voir la naissance d’un sentiment anti-ukrainien d’autant plus dangereux que la guerre pourrait durer ».
Crise énergétique
Le journal le Monde estimait, le 11 mars dernier, la dépendance de l’Union européenne aux hydrocarbures russes à 43,6 % pour le gaz et à 48,4 % pour le pétrole.
Sachant que la situation est extrêmement variable d’un pays à l’autre : la République tchèque dépend ainsi à 100 % de la Russie pour le gaz, la France à 17 %.
Industries, chauffage, électricité, l’augmentations du coût des hydrocarbures va très fortement impacter les économies européennes.
Le prix du pétrole a déjà atteint ses niveaux les plus élevés depuis la crise financière de 2008, avec comme conséquence une augmentation du prix des carburants.
Le 18 mars dernier, le quotidien économique allemand Handelsblatt s’inquiétait d’une « rupture imminente » pour l’économie allemande très dépendante du pétrole et du gaz russe.
Crise alimentaire
Lors du sommet européen de Versailles, les 10 et 11 mars derniers, Emmanuel Macron a déclaré que l’Europe et l’Afrique seraient « très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire » dans les 12 à 18 mois à venir.
C’est en réalité toute la sécurité alimentaire mondiale qui est en danger.
Le 12 mars dernier, le Monde rappelait que l’Ukraine et la Russie représentaient, à elles deux, plus d’un tiers des exportations mondiales de céréales.
De très fortes augmentations des denrées de bases sont attendues et plusieurs millions de personnes, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, pourraient en souffrir. Ce qui fait craindre des troubles et des révoltes de la faim.
Crise politique : une Union européenne plus divisée ?
Des dissensions entre pays européens, qui ne partagent ni les mêmes risques ni les mêmes intérêts, pourraient assez rapidement se manifester. Qu’il s’agisse de soutien militaire à l’Ukraine ou de sanctions économiques, tous ne sont pas sur la même ligne.
Lors du sommet de Versailles, la question de l’embargo sur le gaz russe, a ainsi révélé les premières lignes de fracture. Les pays les plus dépendants de la Russie, ont clairement écarté cette option.
Les opinions publiques auront probablement, elles aussi, des visions divergentes, à la fois d’un pays à l’autre, mais aussi par rapport à la politique de leurs gouvernements.
Le 11 mars dernier, dans le Point, Alain Juillet, ancien patron du renseignement à la DGSE, s’interrogeait : « Est-ce que les Français sont prêts à accepter des hausses vertigineuses ? Sont-ils prêts à dégrader leur niveau de vie pour l’Ukraine ? Les Gilets jaunes ont bougé pour moins que cela. Et on sait bien que lorsque ça vous touche directement au portefeuille, l’enthousiasme est moins fort ».
Crise sécuritaire : un risque de guerre au-delà de l’Ukraine
Le conflit est cette fois-ci au cœur même de l’Europe avec la crainte que le soutien à l’Ukraine n’entraîne les pays de l’OTAN dans une confrontation directe avec la Russie.
La menace se rapproche de l’ouest depuis le bombardement, dans la nuit du 12 mars dernier, de la base ukrainienne de Yavoriv située à proximité de la frontière polonaise. La Russie a fait passer un message très clair en ciblant un centre qui réceptionnait l’aide militaire occidentale et qui avait servi, par le passé, à des exercices militaires conjoints avec l’OTAN.
Peu de temps avant les frappes, le vice-ministre russe des Affaires étrangères avait déclaré : « Nous avons averti les États-Unis que la livraison d’armes qu’ils orchestrent depuis un certain nombre de pays n’est pas seulement un geste dangereux, c’est un acte qui fait des convois mentionnés des cibles légitimes ».
La Russie a renouvelé ses mises en garde, le 18 mars dernier, à l’occasion de la déclaration de Joe Biden concernant le transfert de systèmes de missiles de défense aérienne S-300 à l’Ukraine.
Affaiblissement géopolitique : le recul de l’Occident ?
La crise ukrainienne pourrait bousculer les rapports de force sur le grand échiquier géopolitique mondial.
La Russie se retrouve une nouvelle fois poussée dans les bras de la Chine. Ce qui renforce encore un peu plus les liens de l’ours et du dragon qui travaillent depuis longtemps à bâtir une alliance énergétique, militaire et diplomatique eurasiatique afin d’affaiblir l’hégémonie américaine.
Le 17 mars dernier, le porte-parole du Ministère des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijian, déclarait : « La décision des États-Unis concernant l’expansion de l’OTAN vers l’est est directement liée à la crise ukrainienne actuelle ».
En réalité, la Chine considère subir, comme la Russie, une stratégie d’encerclement de la part des Américains et de leurs alliés. La question de Taïwan ne fait que cristalliser une problématique plus large comme en témoigne cette déclaration du ministre des Affaires étrangères chinois le 8 mars dernier : « La stratégie Indopacifique des États-Unis est en passe de devenir le synonyme de la politique des blocs ». Son véritable objectif étant « de créer une version indopacifique de l’OTAN » et ainsi de « défendre le système hégémonique dominé par les États-Unis ».
Comme le remarquait Rober Kagan, dans le Washington Post, juste avant l’invasion de l’Ukraine, les États-Unis risquent d’être confrontés à « une crise à deux théâtres ».
Ce qui pourrait entraîner l’avènement d’une nouvelle ère marquée par « la renaissance de la puissance militaire russe » combinée à une avancée chinoise en Asie du Sud-Est.
La conséquence en serait « le recul de l’influence américaine » et « le début d’une ère de désordres et de conflits mondiaux ».
En conclusion, si la guerre demeure pour le moment localisée, le séisme qu’elle a déclenché provoquera inéluctablement des répliques mondiales et imprévisibles. En opposition aux déclarations grandiloquentes des dirigeants européens aux premiers jours du conflit, on peut penser que l’Europe risque de sortir grande perdante de cette crise et d’une montée aux extrêmes qui la couperait définitivement de la Russie.
Frédéric LASSEZ