Janvier 2014, Moscou. Au siège du FSB (services de renseignement russes, en charge notamment des communications), le général Alexandre Bortnikov se frotte les mains.
En pleine crise ukrainienne, ses services viennent de réaliser un gros coup en réussissant à intercepter une communication téléphonique entre Victoria Nuland, secrétaire d’état américain pour l’Europe et l’Eurasie, et son ambassadeur à Kiev, Geoffrey Pyatt.
Au Kremlin, l’autorisation est donnée de diffuser, quelques jours plus tard, la bande audio sur YouTube, avec comme titre : « Les marionnettes de Maïdan ».
Une très bonne affaire pour les Russes qui apportent la preuve des ingérences américaines en Ukraine et dévoilent, dans le même temps, le peu de considération que l’administration états-unienne porte à ses alliés européens.
Car il faut dire que Victoria Nuland n’y est pas allée de main morte, les enregistrements sont accablants.
La conversation porte sur la crise politique en Ukraine et les deux marionnettistes évoquent les dirigeants de l’opposition, en leur donnant familièrement de petits surnoms, ainsi que les postes à éventuellement leur attribuer dans un nouveau gouvernement :
« Victoria Nuland : Bon. Je ne pense pas que Klitsch [surnom de Vitali Klitschko, homme politique pro occidental] devrait être dans le gouvernement. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. (…) Je pense Yats [surnom d’Arseni Iatseniouk, Premier ministre ukrainien], c’est le gars. Il a de l’expérience économique et de l’expérience pour gouverner. C’est le gars ».
Le passage qui va cependant retenir l’attention des médias occidentaux, et qui permettra de ne pas trop s’étendre sur le reste, concerne la remarque de Victoria Nuland à propos des européens qui ne suivent pas exactement le plan américain qui prévoit de faire intervenir l’ONU : « Que l’UE aille se faire foutre !  » (« (…) and, you know, Fuck the EU »).
Manipulation du FSB ? Fake news ? Par ses excuses officielles adressées aux européens peu de temps après, Victoria Nuland authentifie les propos diffusés.
Les Russes ont marqué un point, la démonstration est faite du cynisme des Américains et de leur volonté d’étendre leur influence dans les anciennes républiques soviétiques en soutenant, voire en provoquant, des changements de régime en leur faveur.
Le fameux « regime change » qu’aura pratiqué Obama comme Bush avant lui. Une politique qui a déstabilisé le Moyen-Orient, mais aussi l’Europe orientale avec les conséquences que l’on observe aujourd’hui.
Mais revenons à Victoria Nuland et, plus particulièrement, à son mari qui a justement beaucoup de choses à nous apprendre à propos de la crise que nous vivons. Son époux est l’historien et homme politique néo-conservateur, Robert Kagan.
Dans son livre La Puissance et la Faiblesse, publié en 2003, il a cette formule qui fera date : « Les européens viennent de Vénus et les américains de Mars ». Pour quelle raison ? Parce qu’ils s’opposent sur la question de la puissance. « L’Europe est en train de se détourner de la puissance », constate Kagan. Elle croit pouvoir accéder à un monde « où règnent la loi, la réglementation, la négociation et la coopération entre nations », un « paradis posthistorique ».
A l’inverse, les Etats-Unis « restent embourbés dans l’histoire, déployant leur puissance dans le monde anarchique décrit par Hobbes, où l’on ne peut se fier aux lois et règles internationales, et où la véritable sécurité » dépend toujours « de la possession de la puissance militaire et de son utilisation ».
Il y a un prix à payer pour celui qui fait le choix de l’impuissance. Celui de subir son destin. C’est le choix fait par les Européens qui se retrouvent démunis et instrumentalisés au milieu d’une gigantesque partie d’échec géopolitique qui opposent Russes et Américains sur différents théâtres d’opération.
Emmanuel Macron, qui pensait pouvoir se servir de la crise ukrainienne pour renforcer son image et faire oublier son bilan, a été manipulé par un Poutine plus fort que lui à ce petit jeu-là.
Macron a péroré pendant des heures, du bout de sa longue table en marbre, croyant naïvement à la magie du verbe, pendant que les généraux de Poutine affutaient leurs armes.
L’aventure irakienne, et la déstabilisation du Moyen-Orient qu’elle a provoquée, nous ont démontré les dangers du sentiment de toute puissance qui enivre parfois les disciples de Mars. Mais la faiblesse de l’Europe face aux crises qui se succèdent ne nous montre-t-elle pas également les menaces qui pèsent sur les disciples de Vénus subissant la volonté des puissants ?

Frédéric LASSEZ